La guerre contre la drogue, chère et inutile ?

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S’il y a une chose qu’on peut mettre au crédit des cartels de la drogue, c’est leur créativité sans bornes. Des réseaux sont court-circuités chaque jour, des saisies record sont effectuées en France, en Espagne, au Maroc, au Togo, au Mexique, aux Etats-Unis, Justin Bieber fait une publicité déplorable au secteur, rien n’y fait. Les trafiquants sont toujours là, indéboulonnables, les usagers de plus en plus nombreux. La consommation des drogues traditionnelles ne décélère pas, celle des nouvelles substances décolle. La question se pose : cette guerre perdue d’avance a-t-elle un sens ?

Aux Etats-Unis, le budget alloué à la « War on drugs », c’est à dire aux efforts de prévention et de répression du trafic et de l’usage de drogue, ne cesse de grimper. En 2013, selon la Maison Blanche, il plafonnait à 25,6 milliards de dollars, soit 1,6% de plus qu’en 2012 (415,3 millions). Ce n’est pas rien. Pourtant, les Etats-Unis restent en tête des plus gros consommateurs du monde. Preuve que cette lutte acharnée est inefficace.

Ça ne veut pas dire qu’elle ne produit pas de résultats. Ça veut dire que ces résultats sont en permanence contrebalancés et réduits à peu de choses par ceux qu’affichent, de leur côté, les entrepreneurs de la drogue. Comment expliquer cette constante ? Sans doute, léger paradoxe, par le caractère changeant, en perpétuelle évolution, de l’organisation du trafic. Un peu comme pour le produit dopant parfait, le trafic idéal n’est pas celui qui passe entre les mailles du filet, mais celui que ce filet ne menace même pas car il est obsolète, pas encore adapté.

En Europe, les pays du nord se sont peu à peu fait damer le pion par ceux du sud, mais aussi et surtout par l’Afrique. Des filières apparaissent par delà le Maghreb, en Guinée ou Guinée-Bissau, pays ravagés par la paupérisation. Les Balkans ne sont pas en reste. Danilo Ballota, officier principal de la police scientifique chargé de la coordination institutionnelle à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), rapporte qu’une « autoroute » de la drogue s’est constituée en Méditerranée, où « les trafiquants ne se donnent même pas la peine de dissimuler les paquets de cocaïne sur les navires ».

Des changements de modes opératoires qui ne traduisent pas la négligence des barons de la drogue, mais simplement leur connaissance aigue de la réalité du métier, caractérisée par l’impuissance des institutions coercitives.

Mais il n’est pas toujours possible de voyager toute cocaïne dehors. Lorsqu’il faut la dissimuler, là aussi, les méthodes employées sont novatrices. La cocaïne voyage de plus en plus souvent de façon déstructurée, mélangée à d’autres supports dans un laboratoire du pays de départ, avant d’être retransformée dans le pays d’arrivée. Elle peut ainsi, par exemple, être dissoute dans une bouteille de soda, ou incorporée dans le plastique thermoformé d’une valise. Indétectable ou presque.

L’explosion des sites de vente par correspondance comme eBay a par ailleurs entraîné un recours croissant aux services de messagerie. Rapides et anonymes, ils permettent de livrer des paquets de drogue sans se faire remarquer, en se fondant dans les millions de colis qui transitent chaque semaine par les grands aéroports internationaux.

Changements de provenances géographiques, de modes d’acheminement, mais aussi adaptation à la demande des drogues proposées… Le petit monde des narcotrafiquants bouge à un rythme fou. Au jeu du chat et de la souris auquel s’adonnent forces de l’ordre et trafiquants, le chat ne peut pas gagner. Pourquoi ? Parce qu’il courre après un ennemi non identifié qui, à force de changer de visage en permanence, finit par ne plus en avoir vraiment.

Sans visage, la souris ne s’en fend pas moins la poire. Il doit y avoir quelque chose de jouissif dans la façon dont, époque après époque, on parvient à déjouer les pièges toujours plus perfectionnés dressés par les forces de l’ordre. Les saisies qui font régulièrement les gros titres des journaux ne sont rien. Impressionnantes mais sporadiques, elles entravent à peine le business et sont compensées aussitôt dans le prix de revente au kilo de la cocaïne, de l’héroïne, du haschich…

La guerre contre la drogue a-t-elle un intérêt ? Oui, faire bonne figure auprès de l’opinion, en montrant qu’on ne rigole pas avec les méchants. C’est à peu près tout. Pour le reste, on n’aide personne en jetant des milliards pas les fenêtres dans des politiques de répression qui ne jugulent en rien le trafic. On gagnerait peut-être, en revanche, à perfuser ce budget ailleurs, dans la prévention ou l’accompagnement des usagers, par exemple.