Airbnb, la célèbre plateforme d’hébergement californienne, serait-elle en train de tuer l’économie collaborative, tout en continuant d’en utiliser le discours de façon purement cosmétique ? Alors que les pratiques collaboratives portaient en germe la promesse d’un monde meilleur, plus solidaire, les polémiques entourant la start-up de San Francisco suscitent aujourd’hui la perplexité et le scepticisme, quand ce n’est pas l’effroi.
A l’origine de la start-up, une idée toute simple que Brian Chesky, PDG et fondateur d’Airbnb, aurait conçue presque par hasard en compagnie de son colocataire de l’époque, Joe Gebbia. Alors que leur propriétaire leur annonce une augmentation imminente du loyer, ils apprennent qu’une conférence sur le design industriel se tient à deux pas de chez eux, à San Francisco, et que tous les hôtels sont complets. Ni une ni deux, ils montent un site Internet sommaire sur lequel ils proposent aux participants de squatter un matelas pneumatique dans leur appartement, tout en profitant chaque matin d’un petit déjeuner. Leurs trois premiers clients leur permettront d’empocher 1 000 dollars, juste assez pour se débarrasser de leur problème de loyer.
Voilà donc pour la légende. Elle est censée prouver deux choses : qu’Airbnb s’inscrit depuis ses débuts, de manière presque naturelle, dans la vague de l’économie collaborative, et qu’elle s’adresse en priorité à des particuliers modestes qui cherchent à arrondir leurs fins de mois ou à faire de petites économies, que ce soit côté hôtes (en louant une partie de leur logement) ou côté touristes (en dénichant des hébergements sympathiques et bon marché).
Mais la légende ne résiste pas aux chiffres. Fin 2015, après une levée de fonds de 100 millions de dollars, Airbnb est valorisée 25,5 milliards de dollars, deux fois plus qu’en 2014 ! La plateforme est ainsi tout simplement devenue le premier hôtelier mondial, puisqu’elle propose aujourd’hui près de 1,5 million de chambres dans le monde. Problème : elle n’en possède aucune et n’emploie que 3 000 personnes, alors qu’un hôtelier traditionnel comme Accor en fait travailler 180 000 ! Les professionnels, évidemment, ne décolèrent pas. Jean-Bernard Falco, président de l’Association pour un hébergement et un tourisme professionnels (AHTOP), dénonce « le discours sur l’économie de partage de la société californienne. C’est du boniment et une escroquerie intellectuelle. Un tiers des locations sont illégales. Mais elles génèrent 80 % de leur chiffre d’affaires ».
Et les hôteliers professionnels ne sont pas les seuls mécontents. Alors que Paris est désormais la « capitale mondiale » de la location entre particuliers sur Airbnb, les élus de la ville s’inquiètent du boom des meublés touristiques qui vident de leurs habitants certains quartiers de la capitale et font flamber les prix de l’immobilier. « Je suis saisi de nombreuses plaintes contre ces meublés touristiques. C’est un cancer », déclarait ainsi récemment Jean-Pierre Lecoq, maire du 6e arrondissement. Il fait référence au phénomène des « multipropriétaires », maintes fois dénoncé car illégal. A Paris, 20 % des logements sur Airbnb sont proposés par des hôtes gérant plusieurs annonces, alors que les locataires pensent avoir affaire à des personnes qui louent leur propre appartement. La majorité des biens loués sont des logements entiers qui rapportent à leur hôte jusqu’à 4 000 euros par mois ! On est décidemment très loin du portrait du loueur idéal ne-cherchant-qu’à-faire-de-petites-économies que la légende voudrait nous faire gober.
Concurrence déloyale pour les professionnels, pertes fiscales pour l’Etat, précarisation du travail et imposition de leurs propres règles et conditions aux usagers, les dérives de la plateforme commencent à être bien connues. Or, leur principale conséquence pourrait être, non pas le simple discrédit d’Airbnb, mais celui de l’économie collaborative en général. Airbnb prouve en effet que celle-ci, qui se voudrait solidaire et désintéressée, n’est en réalité pas moins agressive et redoutable que l’économie traditionnelle. Elle serait au contraire plus insidieuse et trompeuse car capable de se draper dans de beaux discours.
Un temps charmé, le public est de moins en moins dupe, comme le prouve ce commentaire laissé par un utilisateur révolté sur le Web : « Alors qu’on nous vend des bobos hipsters accueillants ou des mamies confiture, la réalité du business d’Airmachin c’est la femme de dentiste avec serre-tête incrusté qui fait de la défisc/fraude au fisc et aux règlementations, en louant 3 ou 4 studios meublés en Ikea… Concurrence déloyale, destructions d’emplois et de logements à l’année… Au profit exclusif de rentiers de la Silicon Valley ! ». Si plus grand monde ne semble croire aux vertus de l’économie collaborative, reste qu’Airbnb et consorts semblent toujours bénéficier d’un blanc-seing de la part des autorités, qui peinent à encadrer leurs activités de façon décente.