L’étincelle. Le 24 avril dernier, un conducteur de moto-taxi de la ville de Boké, en Guinée, est percuté par un camion. Il décèdera rapidement de ses blessures. Mais ce n’est pas n’importe quel engin qui a provoqué la mort de cet habitant : il s’agit d’un camion de transport de bauxite.
Boké fait figure d’épicentre guinéen de l’exploitation de ce précieux minerai, indispensable à la production d’aluminium. A la suite de la mort du conducteur, la ville, d’ordinaire calme, s’est embrasée : barricades dressées, pneus brûlés, caillassage de bâtiments publics et privés… Une situation révélatrice d’un ras-le-bol de la population vis-à-vis des méthodes des compagnies chinoises d’exploitation de la bauxite.
Des habitants exaspérés par les compagnies minières
Le décès accidentel du conducteur de moto-taxi a provoqué deux jours de manifestations et d’émeutes. Des bâtiments publics – mairie de Boké, palais de justice, etc. – ont été dégradés, des véhicules ont été incendiés. Une seconde victime, un jeune homme, a été tuée par balle au cours d’une émeute. Après deux jours de troubles, un clame précaire régnait toujours à Boké, dont les routes restaient barricadées et les activités paralysées.
Comment expliquer que cette ville guinéenne de plus de 100 000 habitants, connue pour être particulièrement calme et sûre, ait ainsi cédé à la violence ? A mieux y regarder, les habitants de Boké vivent depuis plusieurs mois entre coupures d’électricité et d’eau, sans oublier le chômage endémique qui frappe la ville.
En d’autres termes, les habitants de Boké ne bénéficient pas des retombées de l’exploitation de la bauxite. Les jeunes doivent souvent se contenter de petits boulots, notoirement sous-qualifiés, peu rémunérés et sans contrat de travail. Les émeutes visaient donc à protester contre une situation sociale, économique et sanitaire en décalage complet avec la prospérité attendue de l’exploitation minière.
Et pour cause : si les compagnie minières étrangères, chinoises en tête, extraient de la bauxite des sous-sols guinéens dans des proportions colossales, elles négligent bien souvent de construire sur place des usines de transformation de cette bauxite en aluminium, alors que c’est précisément par cette opération que se crée la valeur. Prenant la parole lors du Symposium des Mines de Guinée, qui s’est tenu du 9 au 11 mai à Conakry, le président guinéen Alpha Condé n’a pas dit autre chose. Selon lui, « les mines ne peuvent pas être le levier du développement de la Guinée. Nous ne contrôlons pas les prix des matières premières, fixés à Londres, Washington ou Montréal. ». Pour permettre aux Guinéens de récolter les fruits de l’exploitation de la bauxite, Alpha Condé a proposé que les compagnies qui extraient plus d’une certaine quantité de bauxite soient « obligées de construire une usine d’aluminium » sur place.
Ce n’est donc pas sans raisons que les manifestants s’en s’ont pris aux installations et équipements des principales compagnies exploitant la bauxite de Boké. Ces dernières cristallisent le mécontentement. Installée depuis près de cinquante ans dans la région, la Compagnie Bauxite de Guinée (CBG) a récemment été rejointe par la Société minière de Boké (SMB) : exportant chacune une quinzaine de millions de tonnes de minerai d’aluminium, les deux entreprises ont respectivement vu leurs panneaux solaires et leurs bureaux attaqués par des habitants de Boké excédés.
Les méthodes des entreprises chinoises contestées
Au-delà de la faiblesse des retombées économiques, ces habitants reprochent aux compagnies minières implantées à Boké leurs atteintes à l’environnement. La pollution a explosé depuis l’arrivée des nouvelles compagnies : l’exploitation à grande échelle et le transport de la bauxite par des camions ne disposant pas de bâches dispersent la poussière de bauxite aux quatre vents. Les champs d’anacardiers et les cours d’eau locaux sont contaminés, empirant encore, s’il le fallait, les désastreuses conditions de vie des habitants.
La situation à Boké n’a rien d’un accident de parcours, hélas. Elle ne tient pas à la négligence occasionnelle de chefs de chantier peu scrupuleux. Mais pour comprendre pourquoi l’exploitation de la Bauxite à Boké cause de graves atteintes environnementales, il faut tout d’abord s’interroger sur la nature des compagnies en question.
Créée en 2014, la SMB est, en effet, aux mains d’un consortium regroupant l’Etat et un groupe guinéens, mais, surtout, deux entreprises chinoises : Winning Shipping Ldt et Shandong Weiqiao. Les entreprises chinoises se sont ruées sur la Guinée, qui détient entre un et deux tiers des réserves mondiales estimées de bauxite. Une bauxite qui est ensuite envoyée en Chine, le pays concentrant 56% du marché final de ce minerai et produisant la moitié de l’aluminium dans le monde.
Mais avant de jeter leur dévolu sur la Guinée, les entreprises chinoises ont d’abord prospéré en Indonésie et en Malaisie. Avant que la première ne stoppe ses exportations de minerais en 2014, afin de contraindre les groupes miniers à les transformer sur place, et que la seconde ne suspende, en 2016, l’extraction de bauxite en raison des immenses dégâts environnementaux causés par les sociétés chinoises.
Malgré ce triste précédent, le pays dirigé par Alpha Condé a ouvert grand ses portes à la Chine. En 2015, la Guinée a ainsi signé un accord avec le mastodonte chinois China Hongqiao Group afin de sécuriser son approvisionnement en bauxite : 10 millions de tonnes de minerais devraient ainsi être extraites. Et ce même si la santé financière du géant chinois a fait l’objet, en avril 2017, d’une alerte sérieuse.
Pour les économistes de renom Christian de Boissieu et Patrice Geoffron, qui ont produit un rapport accablant la présence chinoise en Guinée, « cette progression s’est faite au prix d’un traitement »asymétrique » des différents opérateurs. Par exemple, la CBG contribue (..) au budget de l’Etat pour 10,5 dollars par tonne de bauxite exportée, tandis que la SMB ne paie que 4 dollars ». Surtout, insistent les économistes, « ce privilège donné aux gros volumes et au développement rapide ne constitue pas, à l’évidence, un encouragement pour d’autres investisseurs susceptibles de s’engager en Guinée pour des volumes moindres, mais avec des process plus responsables ».
Traduction : comme ils l’ont fait en Asie du Sud Est, les groupes miniers chinois pillent les sous-sols guinéens sans sembler se soucier des retombées environnementales, sociales et économiques de leurs activités. Si de nouveaux accès de fièvres ne sont pas à souhaiter, de prochains Boké sont certainement en préparation dans le pays d’Alpha Condé.