Non, Laurent Gbagbo n’est pas un homme de gauche

L’image d’un Laurent Gbagbo anticolonialiste et tolérant, qu’il continue d’entretenir dans certains milieux en Côte d’Ivoire et en France, ne résiste pas à l’analyse des faits. La politique conduite dans les années 2000 par l’ex-président ivoirien tient davantage d’un nationalisme dur que d’un socialisme ouvert.

Qui est Laurent Gbagbo ? Aujourd’hui, un ancien président africain jugé par la CPI pour « crimes contre l’humanité » ; hier, un chef d’Etat qui s’adonnait à la « préférence nationale » en ostracisant certaines ethnies et confessions ; avant-hier, un militant courant les hauts-lieux de l’anti-impérialisme et du tiers-mondisme dans les rues de Paris. Le « jeune » militant Gbagbo – il a une quarantaine d’années lorsqu’il entame sa virée parisienne, de 1982 à 1988 – est à l’époque clairement encarté à gauche ; il a pour compagnons de route des convaincus du socialisme. Lorsqu’il sera président de la Côte d’Ivoire, c’est décidé : il se battra pour mettre fin à la « domination » – économique surtout – de son ancienne colonie et placera les Ivoiriens au centre de son action.

Il faut croire que quelques années suffisent à faire changer un homme du tout au tout. A tort ou à raison, Laurent Gbagbo ne cherchera jamais à distendre les liens qui unissent la Côte d’Ivoire et la France. Surtout, il ne conduira jamais de programme de gauche. La souveraineté qu’il réclamait pour son peuple servira de prétexte à un repli identitaire empruntant davantage à l’extrême droite.

« Remises de mallettes à Jacques Chirac »

Lorsqu’il arrive au pouvoir en 2000, l’ancien pensionnaire des groupes de réflexion anticolonialistes souhaite tourner la page Félix Houphouët-Boigny, premier président ivoirien et partisan revendiqué de la « Françafrique » (on lui doit le mot), dont l’influence est encore très forte dans le pays. Laurent Gbagbo met en œuvre une politique dont le but initial est l’enrichissement des Ivoiriens, mais qui prendra rapidement les atours d’une politique anticolonialiste. La gestion économique du pays est revue et le partenariat privilégié avec – et au profit de – l’ancienne puissance coloniale est dénoncé ; le franc CFA, vestige du passé selon lui, est cloué au pilori aussi bien pour ce qu’il représente que parce que le pays est fortement endetté.

Derrière ce verni anti-Français, pourtant, les relations entre Abidjan et Paris ne s’interrompent jamais réellement. En 2011, on apprend ainsi par l’ex-numéro 2 du régime de M. Gbagbo, Mamadou Koulibaly – alors président de l’Assemblée nationale ivoirienne –, que trois millions d’euros auraient transité entre la Côte d’Ivoire et la France pour financer la campagne électorale de Jacques Chirac en 2002. Des propos qui rejoignent ceux de l’avocat français Robert Bourgi, conseiller officieux pour l’Afrique du président Sarkozy, qui a affirmé avoir « participé à plusieurs remises de mallettes à Jacques Chirac » et remis des fonds à Dominique de Villepin, alors Premier ministre.

Laurent Gbagbo, qui dénonçait pourtant la mainmise des entreprises françaises dans son pays, a également contribué à les maintenir en place une fois au pouvoir. Comme, par exemple, en 2004, lorsqu’il octroie un véritable monopole au groupe Bolloré pour gérer le premier terminal à conteneurs du port d’Abidjan, ainsi que le chemin de fer qui permet de transporter les marchandises dans les environs. Comme, également, en 2010, lorsque Total passe un accord avec la société Yam’s Petroleum qui appartient à Pierre Fakhoury, un proche de M. Gbagbo, pour un investissement de 250 millions de dollars pour l’exploitation-production d’un bloc pétrolier ivoirien.

« Ivoirité »

Faire des ronds de jambe à l’ancienne métropole n’aurait sans doute pas été reproché à Laurent Gbagbo si, en interne, son action n’avait pas été aussi lourde de conséquences pour une partie de la population ivoirienne. Pourtant, sa vision au départ était louable ; la politique de « refondation » qu’il souhaitait mettre en place, fortement teintée de socialisme, devait poser de nouvelles bases assainies pour un meilleur fonctionnement de la société ivoirienne.

A la place, la période qui s’étend de 2000 à 2010, durant laquelle le Front populaire ivoirien (FPI), son parti, sera au pouvoir, se caractérise par une violence politique permanente. Très loin du rassemblement prôné au début, se mettent en place de véritables agoras dont la fonction est moins de faire participer la foule au débat public que de lui faire boire l’idéologie du parti. Les milices telles les Jeunes patriotes ou la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’ivoire multiplient les exactions. Leur cible principale ? Les populations du Nord.

La mise au ban de certaines ethnies ou confessions n’est pas nouvelle en Côte d’Ivoire. Elle fait partie intégrante du concept d’« ivoirité », né dans les années 1940 et remis au goût du jour au milieu des années 90 par le président Henri Konan Bédié. A l’époque, le pays compte quelque 25 % d’étrangers et, rapidement, se met en place une « méfiance identitaire » : les Ivoiriens du Nord, en majorité musulmans, tout comme les Malinkés, sont rejetés par ceux du Sud ; certains hommes politiques, comme Alassane Ouattara, en feront d’ailleurs les frais, en étant écartés de la vie publique.

« Des comportements politiques radicalement opposés à ceux défendus dans le passé »

Arrivé au pouvoir, Laurent Gbagbo a simplement repris à son compte cette doctrine d’ « ivoirité », au départ simple concept économique – des slogans publicitaires tournaient en boucle pour inciter les Ivoiriens à consommer local – qui glissera vers la plus abjecte des idéologies politiques : nationalisme culturel, identitaire et chauviniste, rehaussé de xénophobie et de racisme. Il est loin, le temps où le jeune Gbagbo rêvait de socialisme dans les rues de la capitale française.

Une question, dès lors, se pose : l’ancien président ivoirien portait-il déjà en lui ces germes nationalistes et identitaires ou a-t-il malencontreusement glissé en cours de route ? Difficile à dire. Dans Frontières de la citoyenneté et violence politique en Côte d’Ivoire (Codesria), Jean-Bernard Ouédraogo, sociologue et directeur de recherches au CNRS burkinabé, et Ebrima Sall, sociologue sénégalais, voient dans cette « plasticité idéologique »  le propre d’un « grand nombre de militants africains issus de la « gauche » et qui ont adopté plus tard des discours et des comportements politiques radicalement opposés à ceux défendus dans le passé ». Et soutiennent que jeune militant déjà, Laurent Gbagbo n’avait aucune capacité de « réflexion sur les modalités d’intégration des étrangers dans un contexte de multipartisme. »

« Clone ivoirien de Marine Le Pen »

Ce qui ne l’empêchera pas de bénéficier du soutien de personnalités de la gauche française, jusqu’à très récemment encore. Pendant la dernière campagne présidentielle, le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon – qui a toujours soutenu Laurent Gbagbo –, a même déclaré qu’il « irait [le] chercher en prison » s’il était élu président de la République. Une complaisance qui ne laisse pas de surprendre. Dans un billet publié sur Mediapart, le philosophe Alexis Dieth s’interroge : « Qu’est ce qui détermine [les réseaux de la Françafrique de gauche] à porter aux nues et à célébrer l’ethno-nationaliste Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire alors qu’ils vomissent en France l’ethno-nationaliste Marine Le Pen dont Laurent Gbagbo est le clone ivoirien ? » Bonne question.

D. Fadiga