L’émeute est une grève moderne

La recrudescence des scènes d’émeutes dans le climat politique français doit être mis en relation avec l’inefficacité des formes d’organisation actuelles

Ces dernières années les scènes d’émeutes et d’affrontement avec la police se sont fait plus fréquentes. On peut être tenté de faire remonter ce cycle aux manifestations contre la Loi Travail qui a vu la formation du désormais célèbre « cortège de tête ». Cependant ce serait manquer de finesse que d’analyser ce phénomène indépendamment des évolutions du capitalisme et de la situation internationale. Si on ne s’intéresse qu’au paysage français les émeutes des banlieues de 2005, celles du CPE et de la LRU ne sont pas si anciennes. Cette résurgence de l’émeute est-elle donc un phénomène nouveau ou une résurgence d’un ordre ancien ?

Des syndicats dépassés

Il est intéressant de noter que dans les différents exemples notés plus haut une partie non négligeable si ce n’est la majorité des participants se trouvent être en marge ou exclus du monde du travail classique ; étudiants, chômeurs, lycéens, précaires de toutes sortes forment une bonne partie du contingent. Il ne faut cependant pas réduire ces phénomènes d’émeutes à leur seule composante précaire. De nombreux travailleurs sont également présent dans ces périodes d’affrontement. Alors comment expliquer la recrudescence apparente de ce mode de contestation.

Tout d’abord pour de nombreuses personnes il est aujourd’hui impossible de faire grève. Suivre les mots d’ordre d’un syndicat ne sont donc pas vraiment une option. Les travailleurs précaires ou isolés (uberisation, petites entreprises etc) ne peuvent se permettre de se mettre en grève. La raison est d’autant plus évidente pour les personnes privées de travail, les étudiants et les lycéens. L’arme de la grève n’apparaît donc plus comme la solution miracle portée par le mouvement ouvrier traditionnel ; le nombre de personnes pouvant se permettre d’y avoir recours est bien moins important qu’auparavant. Notons également que de nombreux travailleurs ne se satisfont plus des « journées d’action » syndicales, vécues comme insuffisantes et inefficaces. La question se pose donc, pour les personnes souhaitant s’engager, de savoir comment et sous quelles formes.

Des partis hors-jeux

Mettons de coté l’organisation dans un parti politique. La gauche de gouvernement s’est décrédibilisé depuis longtemps déjà pour les personnes souhaitant participer au mouvement social. De leur côté les organisations de gauche comme la France Insoumise ne promettent guère mieux que de participer à leurs campagnes électorales. Enfin les structures d’extrême gauche classiques comme les trotskistes ou les anarcho-syndicalistes restent elles aussi trop souvent accrochées au mythe de la grève générale.

Il n’existe donc pas de place ou cette multitude précaire puisse se sentir d’une quelconque utilité à la lutte. La seule chose à faire reste donc de participer aux manifestations, distribuer des tracts ou coller des affiches ; ce qui est, il faut l’avouer, peu satisfaisant. Ajoutons de plus que la mythologie d’extrême gauche donne une place centrale à la figure du travailleur ; le prolétaire masculin mythifié, en réalité peu présent dans leurs organisations. Notons que ceci explique peut-être en partie la crise de l’engagement militant que vivent ces organisations.

Permanence, nouveauté ou éternel retour ?

Que reste-t-il comme expression politique pour cette partie de la population ? Que peuvent faire nos concitoyens conscient du désastre politique, écologique et économique dans lequel nous vivons mais qui n’ont pas les moyens de faire pression sur le gouvernement. Il ne reste que l’émeute. Par l’émeute ces personnes d’origines diverses ont l’impression de peser comme force politique ou à minima d’exprimer leur colère. Toutes et tous n’y participent pas pour les mêmes raisons, mais les cibles restent les même ; Les banques, la police, les agences immobilières et les grandes entreprises. Par l’émeute, cette multitude diverse devient une force politique avec laquelle il faut compter. Ici réside aussi sans doute l’explication des virulentes condamnations des organisations traditionnelles ; face à leur inefficacité, une force politique autonome informelle est en train de leur voler des militants. Ces organisations ne pouvant entrer en compétition avec elles choisissent de la condamner, quitte à servir de force d’appoint à la répression.

Dans Le temps des émeutes, l’anthropologue Alain Bertho, soulignait déjà en 2009 l’importance mondiale du phénomène. Loin du journalisme sensationnaliste il l’analysait comme un phénomène politique, comme une expression de la révolte sociale. De son côté, Joshua Clover, s’attache à démontrer dans L’Émeute Prime, le caractère à la fois nouveau et ancien de la pratique. Pour lui cette forme politique présente deux aspects. Tout d’abord un retour à une forme d’action politique précédant l’organisation du monde ouvrier ; celles des « émotions populaires ». Mais elle est aussi une forme nouvelle par sa réponse à la recomposition du capitalisme et à l’inefficacité des formes précédentes. Cette forme d’action politique n’a en réalité jamais cessé d’exister. Seules des journalistes et commentateurs politiques méconnaissant notre histoire sociale peuvent être réellement surpris de ces résurgences émeutières françaises.