Article publié à l’origine sur Mediapart
L’homophobie politique atteint de nouveaux sommets de violence en Pologne. « Mais des représentations qui opposent l’Ouest symbole de la justice sexuelle à une Pologne obscurantiste ne peuvent qu’alimenter la rhétorique du pouvoir en place », analysent quatre chercheur·ses invitant à un « décentrement du regard ». Il et elles enjoignent à s’intéresser à la diversité des luttes locales, « plutôt que de s’associer aux protestations d’institutions internationales dont les politiques économiques néolibérales ne cessent de produire toujours plus d’inégalités ».
Indignation, colère, impuissance – difficile de ne pas se sentir concerné·e par les récits et images qui nous parviennent de Pologne ces derniers jours, et même de vouloir réagir. Mais comment ?
L’homophobie politique, apparue au début des années 2000 dans le débat public polonais, vient d’atteindre de nouveaux sommets de violence. Elle prend dernièrement la forme d’un discours « anti-LGBT », dans lequel les minorités sexuelles et de genre et leurs revendications sont pointées du doigt comme si elles relevaient d’une idéologie issue des pays de l’Ouest sécularisé. L’Union européenne en est érigée en symbole central, et identifiée comme la continuation du « bolchévisme » soviétique, ce qui la discrédite de manière définitive dans une société postcommuniste. Les ressorts de cette rhétorique anti-LGBT sont proches de ceux de l’antisémitisme : des minorités opprimées sont stigmatisées comme suppôts de puissances étrangères visant à pervertir et à soumettre la nation, et à mettre en danger la souveraineté de l’État. Comme régulièrement depuis 2004, les dernières élections ont donné lieu à une nouvelle surenchère homophobe, lesbophobe et transphobe de la part d’acteurs politiques mais aussi de membres de la société civile dont des ONG ultra-conservatrices, se manifestant par exemple par la circulation dans les rues de plusieurs grandes villes des camions publicitaires assimilant l’« idéologie LGBT » à la pédophilie. Ces dernières semaines, quand les militant·e·s LGBT ont affronté leurs adversaires, les autorités polonaises n’ont pas hésité à protéger ceux qui diffusent des appels à la haine, et à réprimer violemment les mobilisations avec un arsenal policier et judiciaire sans précédent[1].
Ces évènements suscitent en nous, militant·e·s et allié·e·s des mouvements LGBT, queer, féministes, chercheur·e·s, intellectuel·le·s, et toute personne attachée aux libertés et aux luttes pour plus de justice et d’égalité entre les genres et les sexualités, un sentiment de révolte bien légitime. Les enjeux autour de nos réactions et de l’expression de notre solidarité, néanmoins, sont complexes. Depuis quelques jours, de nombreuses tribunes sont publiées, répondant à une urgence et visant un objectif à court terme : contraindre le gouvernement et l’institution judiciaire en Pologne à faire redescendre le niveau de répression[2]. Cependant, à long terme la pression de la part d’autorités internationales, qu’elles soient institutionnelles ou intellectuelles, risque d’être contre-productive.
Une phrase telle que : « il existe une longue tradition de persécution des minorités en Pologne: Juifs, Tsiganes, migrants, homosexuels, transsexuels et personnes non-blanches… » (ici), au-delà de son imprécision historique généralisatrice, entre par exemple en conflit direct avec les stratégies développées depuis trente ans par la gauche polonaise. En effet, plutôt que de dénoncer la continuité de l’oppression dans l’histoire polonaise, les militant·e·s ont largement préféré réhabiliter et mettre en valeur périodes, courants et figures historiques de la tolérance religieuse et sexuelle en Pologne. C’est le cas du mouvement LGBT, qui a entrepris de se réapproprier de nombreuses figures du récit national[3]. C’est aussi le cas, par exemple, de la militante et chercheuse féministe Agnieszka Graff qui promeut un patriotisme alternatif au récit national articulé autour du courant catholique conservateur[4], ou du militant antiraciste Mamadou Diouf qui cite, entre autres figures de l’histoire polonaise, le savant médiéval et défenseur de la tolérance religieuse Paweł Włodkowic comme source d’inspiration.
Cette stratégie d’ancrage national et mémoriel, à laquelle nous reconnaissons bien sûr des limites, a le mérite de s’opposer à la définition ethnico-religieuse de la nation promue par la droite : une nation, un peuple, une religion. Elle fait également sens dans de nombreux contextes où la subordination, présente ou passée, de la souveraineté de l’Etat à des forces étrangères facilite la stigmatisation et le rejet de tout ce qui est construit comme une « imposition » extérieure. Elle peut par contre surprendre, voire déstabiliser les militant·e·s de l’Ouest sécularisé habitué·e·s à une critique frontale des récits nationaux traditionnels.
Mais des représentations qui opposent l’Ouest symbole de la justice sexuelle à une Pologne « traditionnellement » obscurantiste ne peuvent qu’alimenter la rhétorique du pouvoir en place, dont ce binarisme est le fonds de commerce. Cultiver un décentrement du regard, un intérêt pour la diversité des luttes et des stratégies locales afin de créer un éventail plus large de réponses possibles est ici une nécessité. Alors que fleurissent à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, la répression, les violences policières, les nationalismes racistes et hétérosexistes (même quand ils prétendent protéger les femmes et les LGBT comme dans le fémo/homo-nationalisme), il est grand temps de travailler à développer des alliances et des solidarités où diverses stratégies locales peuvent coexister sans hiérarchisation, plutôt que de s’associer aux protestations d’institutions internationales dont les politiques économiques néolibérales ne cessent de produire toujours plus d’inégalités.
Le rôle des inégalités économiques dans le maintien au pouvoir des forces politiques ultra-nationalistes brille en effet par son absence dans les débats actuels. La sociologie électorale de la victoire, de justesse, du PiS aux dernières élections présidentielles est pourtant sans appel: les électeur·ice·s du PiS sont plus âgé·e·s et appartiennent aux classes populaires, tant du point de vue des revenus que du niveau d’études[5]. L’argumentaire populiste du PiS, qui prétend défendre la souveraineté polonaise et lutter contre l’humiliation des « petites gens » par les élites locales et internationales, et ses déclinaisons anti-LGBT et anti-migrant·e·s[6], vient s’appuyer sur deux piliers principaux : une longue histoire d’invasions et d’influences étrangères et des inégalités économiques criantes, apparues brusquement au moment de la restructuration en profondeur de la société polonaise lors de son entrée dans l’économie capitaliste. En un mot, la force du PiS repose autant sur la promesse de redistributions économiques que sur les logiques de peur incitant à la haine des personnes LGBT ou racisé·e·s.
Face au « diviser pour mieux régner » si bien orchestré par le néo-libéralisme (agriculteurs contre LGBT, chômeuses contre migrants…), justices sociale et économique doivent constituer le cœur de nos solidarités et de nos revendications transnationales. Il ne s’agit point de scander l’idée du « progrès ». Mais d’œuvrer au changement.
Signataires :
Agnès Chetaille est sociologue, chercheuse Marie Skłodowska-Curie à l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille depuis 15 ans avec le mouvement LGBT polonais et sur les solidarités militantes Ouest-Est.
Mateusz Chmurski est maître de conférences à la Faculté des Lettres, Sorbonne Université. Il travaille sur les enjeux de l’intime, de genre et de corporalité dans les littératures centre-européennes.
Anna Safuta est chercheuse postdoctorale à l’Université de Brême en Allemagne, où elle étudie les migrations entre l’Europe de l’Est et les pays d’Europe occidentale, dans une perspective intersectionnelle.
Justyna Struzik est sociologue et chercheuse à l’Université Jagellon de Cracovie. Ses recherches portent sur les stratégies militantes en lien avec la sexualité, le VIH/Sida et l’usage de drogue.
[1] Pour plus de détails sur l’escalade des deux dernières années et les évènements récents, voir la très bonne chronologie mise en ligne par l’organisation ILGA-Europe (en anglais) : https://ilga-europe.org/sites/default/files/Poland-Anti-LGBT-Timeline.pdf.
[2] Margot Szutowicz, militante non binaire du collectif Stop Bzdurom, a été placée en détention provisoire le 7 août dernier pour une durée de 2 mois, d’autres militant·e·s ont été arrêté·e·s puis relâché·e·s mais sont possiblement passibles de poursuites.
[3] A la suite de la création du calendrier « Lesteśmy » par Anna Górska et Agnieszka Weseli en 2005 et de la publication du livre
Homobiografie par Krzysztof Tomasik en 2008.
[4] Notamment dans son livre Rykoszetem: Rzecz O Płci, Seksualności i Narodzie, Varsovie, WAB, 2008.
[5] D’après les sondages de sortie des urnes du deuxième tour immédiatement au sortir de la crise du coronavirus, les groupes ayant voté le plus largement pour le PiS sont les 50-60 ans (59,7%) et plus de 60 ans (62,5%) ; les personnes ayant arrêté leur scolarisation après l’école primaire (77,3%) ou ayant suivi un cursus professionnel (75%) ; les agriculteur·ice·s (81,4%), les chômeur·euse·s (65,4%) et les retraité·e·s (64,1%).
[6] Comme la négation des droits reproductifs des femmes, avec le durcissement toujours annoncé de l’interdiction l’avortement, qui sert à garder le contrôle sur la reproduction du corps de la nation.